10
A fond la caisse dans la neige…
Nous étions assis, George et moi, à la terrasse de La Bohème, un restaurant français qu’il honorait de temps en temps de sa clientèle, à mes frais, lorsque je dis :
— Il va sûrement neiger.
Oh, je n’apportais pas là une contribution déterminante au Grand Livre de la Connaissance Humaine. Le ciel avait été bas et noir toute la journée, la thermométrie avoisinait les zéro degré, et la météo avait annoncé de la neige. Pourtant, l’indifférence résolue avec laquelle George accueillit ma remarque me meurtrit douloureusement.
— Prenez mon ami Septimus Johnson, fit celui-ci.
— Et que voulez-vous que j’en fasse ? demandai-je. Sans compter que je ne vois pas le rapport avec le fait qu’il va sûrement neiger…
— Une association d’idées toute naturelle, répondit George d’un ton si grave qu’il aurait mieux convenu à l’annonce d’une troisième guerre mondiale. C’est un procédé dont vous avez dû entendre parler, même si vous ne l’avez jamais expérimenté par vous-même.
Mon ami Septimus (c’est George qui parle), jeune homme féroce, à la mine assez perpétuellement renfrognée et dont les biceps faisaient de grosses bosses, était le septième rejeton de sa famille, d’où son nom. Il avait encore un frère plus jeune baptisé Octavius, et une sœur cadette prénommée Nina. Juste pour que vous voyiez le genre.
Je ne sais pas jusqu’où ils allaient comme cela, mais je pense qu’il n’est pas déraisonnable d’attribuer à une enfance relativement surpeuplée l’étrange passion pour le silence et la solitude qui s’empara de lui à l’âge adulte.
Par la suite en effet, ayant grandi et obtenu un certain succès avec ses romans (un peu comme vous, mon pauvre vieux, sauf que les critiques tiennent à l’occasion des propos plutôt flatteurs sur sa prose à lui), il se trouva à la tête d’un capital suffisant pour donner libre cours à sa perversion. En bref, il acheta une maison isolée dans un coin perdu du nord de l’État de New York, et il s’y retira pour des périodes plus ou moins prolongées afin d’écrire sans cesse davantage de romans. L’endroit n’était pas effroyablement éloigné de la civilisation, mais aussi loin que portait le regard, au moins, on se serait cru dans une jungle où la main de l’homme… vous connaissez la suite.
Je crois bien être la seule personne qu’il ait jamais invitée de son plein gré à venir séjourner avec lui dans sa maison de campagne. Je pense qu’il fut attiré par la calme dignité de mon comportement et ma conversation fascinante et variée. C’est-à-dire qu’il n’emploiera jamais autant de mots pour m’expliquer ce qui l’attirait en moi, mais je ne vois pas ce que cela pouvait être d’autre.
Certaines précautions s’imposaient avec lui, bien sûr. Tous ceux qui ont expérimenté l’amicale demi-claque de bûcheron dans le dos qui constituait le mode de salutation favori de Septimus Johnson savent ce que c’est qu’une omoplate fendue en deux par le milieu. Et pourtant, sa démonstration de force tranquille se révéla des plus opportunes lors de notre première rencontre.
J’avais été pris à partie par une douzaine ou deux de malandrins qui, induits en erreur par mes allures et ma mise de grand bourgeois aisé, en avaient déduit à tort que je convoyais des argents fous en liquidés et en bijoux. Je me défendais furieusement, car il se trouve que je n’avais, ce jour-là, pas un rouge liard en poche, et je n’ignorais pas que ces brigands, en s’en apercevant, ne pouvaient manquer de se livrer sur ma personne aux actes de la plus ignoble barbarie que leur dicterait leur déception, d’une certaine façon logique.
C’est alors que Septimus fit son apparition, perdu dans des ratiocinations abstruses concernant ses projets d’écriture. Cette meute de coyotes se trouvait sur son chemin et, comme il était trop absorbé pour envisager de suivre une trajectoire autre que rectiligne, il les écarta sans même y prendre garde, en deux coups les gros. Il arriva sur moi après avoir éliminé le tas de voyous, et il faut croire que cela lui permit d’entrevoir une issue à son dilemme littéraire, quel qu’il fût, car, percevant en moi un porte-bonheur, il m’invita à dîner. Quant à moi, songeant que dîner aux frais d’autrui est un plus grand porte-bonheur encore, j’acceptai sans autre forme de procès.
À la fin du dîner, j’avais établi sur lui le genre d’ascendant qui me valut de me faire inviter chez lui, à la campagne, invitation qui se renouvela fréquemment. Comme il devait le dire à un moment donné, être avec moi était presque rigoureusement la même chose que de se retrouver tout seul, ce qui, venant d’un amoureux de la solitude tel que lui, constituait à l’évidence un grand compliment.
Au départ, je m’attendais à une misérable tanière, mais je me trompais du tout au tout. Septimus, qui avait apparemment décroché le cocotier avec ses romans, n’avait pas regardé à la dépense. (Je sais qu’il est plutôt cruel de parler de best-sellers en votre présence, mon pauvre vieux camarade, mais, que voulez-vous, je m’en tiens, comme toujours, scrupuleusement aux faits.)
Bien qu’affreusement isolée, au point qu’il me semblait parfois avoir le couvercle de la marmite qui se soulevait, la maison jouissait de tout le confort moderne, et était dotée d’un générateur à essence dans la cave et de panneaux solaires sur le toit. La chère était bonne et la cave à vins, mythologique. Je ne dirai pas seulement que nous y coulions de bonnes minutes ; nous y vivions dans un luxe sardanapalesque, chose à laquelle j’ai toujours réussi à m’adapter avec une aisance stupéfiante, eu égard à mon manque de pratique.
Évidemment, on ne pouvait empêcher le regard de se porter parfois vers les fenêtres, et la banalité rigoureuse du paysage était déprimante au dernier degré. Il y avait, si vous voulez, des collines et des champs, un petit lac et des quantités incroyables de plantes et de végétation d’un vert bilieux, mais pas trace d’habitat humain, d’autoroutes ou de quoi que ce fût qui méritât d’être observé ; on n’apercevait même pas une ligne de poteaux télégraphiques.
Un soir, après un bon repas arrosé de grands vins, Septimus, qui était en veine d’épanchement, prononça la brève allocution suivante :
— George, je trouve agréable de vous avoir dans les parages. Lorsqu’après vous avoir écouté je retrouve mon traitement de texte, j’éprouve un tel réconfort que mon écriture s’est substantiellement améliorée. Considérez-vous comme libre de venir ici quand bon vous semblera. Là (il embrassa la campagne environnante d’un ample geste de la main), vous pouvez échapper à tous vos tracas, à tous vos empoisonnements. Et lorsque je travaille sur mon traitement de texte, vous avez libre accès à mes livres, à la télévision, au réfrigérateur et – je crois que vous connaissez le chemin – à la cave à vins.
Il se trouve que j’avais procédé à un petit repérage, à toutes fins utiles. J’avais même dessiné une carte pour mon usage personnel, avec une grande croix à l’endroit de la cave à vins et un choix d’itinéraires possibles soigneusement reconnus.
— La seule chose, poursuivit Septimus, c’est que ce refuge contre les turpides humaines est fermé du 1e décembre au 31 mars. Je ne peux pas vous offrir mon hospitalité à cette période. Je dois rester en ville.
Cette perspective me consternait. J’endurais un vrai martyre par temps de neige. Il faut que je vous dise, mon pauvre cher vieux, que c’est en hiver que mes créanciers se font les plus hargneux. Ces chacals immensément fortunés, comme chacun sait, et qui pourraient largement faire fi des quelques liards que je me trouve peut-être leur devoir, semblent retirer une sorte de jouissance particulière de la pensée que je pourrais être jeté dehors dans la neige. Cette perspective leur inspire des raffinements d’avidité carnassière sans cesse renouvelés ; vous comprenez pourquoi j’aurais, à ce moment plus qu’à tout autre, favorablement accueilli une offre d’hébergement.
— Pourquoi ne pas venir en hiver, Septimus ? demandai-je. Un feu ronflant dans cette magnifique cheminée pour suppléer efficacement à votre tout aussi magnifique système de chauffage central, et vous vous ririez des froidures antarctiques.
— Peut-être bien, répondit Septimus, mais on dirait que tous les blizzards hurlants les plus démoniaques convergent ici chaque hiver, accumoncelant je ne sais combien de mille tonnes de neige sur ce quasi-paradis qui est le mien. Cette maison perdue dans la solitude, que j’adore, est alors coupée du monde extérieur.
— Le monde peut crever, soulignai-je opportunément.
— Certes, certes, répondit Septimus, toutefois, mes moyens de subsistance proviennent du monde extérieur : le boire, le manger, le fuel, le linge… C’est humiliant mais je me dois de l’avouer : je ne pourrais survivre sans le monde extérieur, ou tout au moins ne pourrais-je mener le genre d’existence sybaritique que tout être humain digne de ce nom souhaite vivre.
— J’y pense, Septimus, lui dis-je, il se pourrait que je trouve un moyen de vous en sortir.
— Pensez toujours, dit-il, mais vous n’y arriverez pas. Quoi qu’il en soit, vous êtes ici chez vous pendant huit mois de l’année, ou du moins chaque fois que j’y viendrai moi-même au cours de ces huit mois.
C’était vrai, mais comment un homme raisonnable au-rait-il pu se contenter de huit mois quand l’année en comptait douze ? Le soir même, j’appelai Azazel à la rescousse.
Je ne crois pas que vous ayez entendu parler d’Azazel. C’est un démon, un diablotin de deux centimètres de haut, doté de pouvoirs extraordinaires dont il ne demande qu’à faire étalage, car, dans le monde d’où il vient, quel qu’il puisse être, il n’est pas très considéré. Ceci explique cela.
Oh, vous en avez entendu parler ? Enfin, vraiment, mon vieux, comment voulez-vous que je vous raconte cette histoire d’une façon cohérente si vous ne pouvez pas vous retenir d’exprimer votre point de vue à tout bout de champ ? Vous n’avez pas l’air de comprendre que tout l’art de l’homme du monde consiste à rester parfaitement attentif et à se garder de mettre son grain de sel dans la conversation pour des raisons aussi spécieuses que le fait d’avoir déjà entendu tout cela auparavant. Enfin, quoi qu’il en soit…
Azazel était, comme toujours, furieux d’avoir été dérangé. Il était apparemment embarqué dans ce qu’il me décrivit comme une cérémonie religieuse extrêmement solennelle. Je gardai mon calme à grand-peine. Il s’imaginait toujours que ce qu’il faisait était important, et ne se donnait jamais la peine de penser un instant que, si je faisais appel à lui, c’est évidemment que j’étais préoccupé par quelque chose de primordial.
J’attendis en rongeant mon frein qu’il ait fini de postillonner ses pépiements pour lui exposer la situation. Il m’écouta en fronçant ses minuscules sourcils.
— Qu’est-ce que c’est que la neige ? demanda-t-il enfin. Je poussai un soupir et lui expliquai.
— Tu veux dire que chez toi, il y a de l’eau solidifiée qui tombe du ciel ? Des blocs d’eau solidifiée ? Et la vie subsiste tout de même ?
Je ne crus pas utile de lui parler de la grêle et lui expliquai le phénomène ainsi :
— Elle tombe sous forme de flocons moelleux, ô Multiple Splendeur. (Ça le calmait toujours, vous voyez, quand je lui donnais des noms idiots.) Cependant, c’est fort malcommode lorsque cela tombe en quantités excessives.
— Si tu as l’intention de me demander de réorganiser le schéma météorologique de ce monde, je refuse avec la dernière énergie, déclara Azazel. Ça tomberait sous le coup du tripatouillage planétaire, chose rigoureusement contraire aux principes de mon peuple hautement soucieux d’éthique. Et je me garderais bien de faire une chose contraire à l’éthique, même en rêve, surtout que, si j’étais pris la main dans le sac, on me donnerait en pâture à l’effroyable Oiseau de Lamell, une créature des plus répugnantes qui se tient très mal à table. Je détesterais te dire avec quoi il m’assaisonnerait.
— Je ne songerais jamais à exiger de toi que tu tripatouilles quelque planète que ce fût, ô Sublime. Ce que je voudrais te demander est infiniment plus facile. Tu vois, la neige, quand elle tombe, est si légère et si duveteuse qu’elle ne supporte pas le poids de l’être humain.
— Ça t’apprendra à être si lourd et si massif, répondit Azazel avec hauteur.
— Absolument, répondis-je. C’est d’ailleurs cette masse qui complique les choses. Je voudrais que mon ami soit moins lourd quand il est sur la neige.
J’avais du mal à retenir l’attention d’Azazel. Il n’arrêtait pas de répéter d’un air écœuré : « De l’eau solidifiée, partout, submergeant la croûte de la planète… » Et il secouait la tête comme s’il n’arrivait pas à assimiler cette notion.
— Pourrais-tu rendre mon ami moins lourd ? demandai-je, obligé d’insister sur ce qui aurait dû n’être, après tout, qu’une simple formalité.
— Évidemment, répondit Azazel avec indignation. Il n’y a qu’à faire intervenir le principe d’antigravité lorsque la molécule d’eau se trouve dans les conditions requises. Ce n’est pas facile, mais c’est possible.
Attends, fis-je un peu inquiet à l’idée des possibles risques d’irréversibilité. Il serait peut-être plus sage de permettre à mon ami de contrôler l’intensité antigravitationnelle à sa guise. Il pourrait lui prendre l’envie de patauger, à l’occasion.
— Laisser le dispositif à la merci de votre système autonome rudimentaire ? Et puis quoi encore ? Tu ne doutes vraiment de rien ?
— Je demandais ça parce que c’est toi, voilà tout, fis-je. Je n’aurais pas eu l’idée d’en parler à un autre de ton espèce.
Cette contre-vérité diplomatique produisit l’effet escompté. Azazel gonfla sa poitrine de deux bons millimètres, et c’est dans un couinement grandiose qu’il décréta, d’une voix de haute-contre :
— Ainsi sera-t-il fait.
Je suppose que Septimus conquit la faculté en question cet instant précis, mais je n’en serai jamais sûr. On était en plein mois d’août ; le blanc manteau de neige qui aurait permis de procéder à toute vérification faisait cruellement défaut, et je n’étais pas d’humeur à faire un saut en Patagonie, dans l’Antarctique ou au Groenland pour me procurer les fournitures nécessaires à l’expérience.
Je ne m’en ressentais pas davantage d’expliquer la situation à Septimus sans neige pour faire la démonstration. Il ne m’aurait pas cru. Peut-être même en aurait-il hâtivement tiré la conclusion ridicule que je… que j’avais bu.
Mais la Providence était avec moi. Je me trouvais avec Septimus dans sa maison de campagne à la fin novembre, lors de ce qu’il appelait son séjour d’adieu pour la saison, quand la neige se mit à tomber, et copieusement, chose tout à fait inhabituelle en cette époque de l’année.
Septimus en conçut une irritation considérable et en voulut à l’univers entier, coupable de ne pas lui avoir épargné cet immonde affront.
En ce qui me concerne, j’étais au paradis. Lui aussi, d’ailleurs, sauf qu’il ne le savait pas encore.
— N’ayez crainte, Septimus, lui dis-je. L’heure est venue de découvrir que la neige ne comporte aucun danger pour vous.
Et je lui expliquai la situation avec un luxe de détails.
Il fallait s’y attendre, je suppose ; sa première réaction fut l’expression de l’incrédulité la plus éhontée. En outre, il se répandit, sur l’état de mes facultés mentales, en commentaires rigoureusement superflus.
J’avais pourtant eu des mois pour peaufiner ma stratégie.
— Vous vous êtes peut-être demandé, Septimus, lui dis-je, comment je gagne ma vie. Vous ne serez pas surpris de mes réticences lorsque je vous aurai dit que je suis la clé de voûte et la cheville ouvrière d’un programme de recherches gouvernementales sur l’antigravité. Je ne peux pas vous en dire plus, si ce n’est que vous constituez un inestimable terrain d’expérience, et que vous contribuerez grandement à faire avancer les recherches. Ce programme recèle des implications cruciales dans le domaine de la défense nationale et de la sécurité territoriale.
Il me regarda avec des yeux ronds comme je fredonnais doucement les premières mesures de l’hymne national.
— Vous êtes sérieux ? demanda-t-il, sidéré.
— Vous pensez que je transigerais avec la vérité ? rétorquai-je, avant de placer la réplique qui s’imposait : La CIA transigerait-elle avec la vérité ?
Il goba le tout, subjugué par les effluves de véracité qui émanent de tous mes propos comme de ma personne.
— Que dois-je faire ? demanda-t-il.
— Il n’y a que six pouces de neige sur le sol, répondis-je. Imaginez-vous que vous ne pesez rien et marchez dessus. – Je n’ai qu’à imaginer cela ?
— C’est comme cela que ça marche.
— Je vais me mouiller les pieds.
— Mettez vos cuissardes, répondis-je, sarcastique.
Il hésita mais alla bel et bien chercher ses cuissardes, avec lesquelles il batailla pendant un moment avant de les enfiler. Cette marque ostensible d’incrédulité envers mes déclarations me heurta profondément. Sans compter qu’il revêtit en outre un manteau de fourrure et une toque encore plus fourrée.
— Si vous êtes prêt, dis-je fraîchement.
— Jamais, ne répondit-il sobrement.
J’ouvris la porte. Il fit un pas au-dehors. Il n’y avait pas un poil de neige sur la véranda couverte, mais il n’avait pas plus tôt posé le pied sur la première marche qu’elle sembla se dérober sous lui. Il empoigna la balustrade comme si sa vie en dépendait.
Il arriva en plus ou moins bon état au bas du petit escalier et tenta de se remettre debout. En vain. C’est-à-dire qu’il n’obtint pas l’effet escompté. Il fit bien quelques pas en dérapage, en battant des bras comme s’il voulait s’envoler, non sans un certain résultat puisque ses pieds prirent de l’altitude, mais il ne tarda pas à atterrir sur le dos et continua à glisser jusqu’au moment où il passa à proximité d’un arbuste, dont il entoura le tronc d’un bras. Il en fit encore trois ou quatre fois le tour avant de s’immobiliser.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette saloperie de cochonnerie de vacherie de neige ? beugla-t-il d’une voix vibrante d’indignation.
Je dois admettre qu’en dépit de la confiance que je place en Azazel, je contemplai la scène avec des yeux écarquillés par la surprise. Les semelles de notre grand sportif n’avaient laissé aucune empreinte sur la neige, et son corps, en glissant, n’y avait pas fait une seule trace.
— Vous ne pesez rien sur la neige, expliquai-je.
— Raide dingue, fut sa seule réponse.
— Regardez plutôt la neige, dis-je. Vous n’y avez pas laissé la moindre trace.
Il regarda, puis se livra, en aparté, à quelques remarques d’un style que même cet éditeur aurait, il y a quelques années, qualifié d’impubliable.
— Ça, poursuivis-je, c’est parce que la friction est en partie fonction de la pression entre le corps en mouvement et la surface avec laquelle il en est contact. Plus faible est la pression et moins il y a friction. Comme vous ne pesez rien, la pression que vous exercez sur la neige est égale à zéro, donc la friction est nulle, et vous glissez dessus comme sur la glace la plus lisse.
— Et qu’est-ce que je suis censé faire, alors ? Je ne peux tout de même pas laisser mes pieds s’élever constamment dans l’atmosphère comme ça.
— Ça ne fait pas mal, n’est-ce pas ? Si vous ne pesez rien, même quand vous atterrissez sur le dos, vous ne risquez pas de vous faire mal.
— N’empêche. Le fait que ça ne fasse pas mal n’est pas une raison suffisante pour que je passe ma vie sur le dos dans la neige.
— Allez, Septimus, dites-vous que vous pesez lourd à nouveau et levez-vous.
— Je me dis que je suis lourd, hein, c’est ça ? fit-il en fronçant les sourcils selon sa bonne habitude.
Mais c’est ce qu’il fit, se plantant maladroitement sur ses pieds. Il enfonçait de plusieurs centimètres dans la neige, maintenant, et lorsqu’il tenta, précautionneusement, de marcher, il n’eut ni plus ni moins de problèmes que vous et moi en pareil cas. Enfin, vous…
— Comment faites-vous ça, George ? demanda-t-il avec, dans la voix, un respect beaucoup plus profond que je n’en suscitais généralement. Je n’aurais jamais pensé que vous étiez un grand savant comme ça.
— La CIA exige que je conserve le plus grand secret sur mes connaissances scientifiques, expliquai-je. Maintenant imaginez que vous vous sentez progressivement de plus en plus léger, et continuez à marcher. Vous laisserez des traces de moins en moins profondes, et la neige deviendra de plus en plus glissante. Arrêtez lorsque vous sentirez qu’elle devient dangereusement glissante.
Il fit comme on lui disait. Nous exerçons, nous autres savants, un ascendant indéniable sur les mortels de moindre envergure.
— Maintenant, dis-je, essayez de glisser en rond. Lorsque vous voudrez vous arrêter, rendez-vous seulement plus lourd ; mais graduellement, car autrement vous risquez de vous retrouvez sur le nez.
Il pigea le truc immédiatement étant du genre athlétique. Il m’avait dit une fois qu’il pouvait faire tout ce qu’on voulait en matière de sports, sauf nager. Son père, alors qu’il était un gamin de trois ans, s’était cru bien inspiré de le jeter à l’eau afin de lui apprendre la natation par la manière douce, en lui épargnant les fastidieuses nécessités de l’apprentissage, avec pour résultat que le jeune Septimus avait requis dix minutes de bouche-à-bouche avant de consentir à réintégrer le monde des vivants. Il dit qu’il en avait retiré une peur de l’eau qui l’avait accompagné toute sa vie, de même qu’une belle aversion pour la neige. « La neige n’est que de l’eau solidifiée », disait-il souvent. J’avais l’impression d’entendre Azazel.
La fameuse aversion pour la neige relâcha cependant quelque peu son emprise, compte tenu des nouvelles circonstances. Il commença à glisser avec des « Youpiiiie ! » assourdissants, et de temps en temps il s’alourdissait pour tourner, projetant une magnifique gerbe de neige avant de s’immobiliser.
— Attendez ! s’exclama-t-il en fonçant dans la maison, dont il émergea – croyez-le ou non – avec des patins à glace. J’ai appris à faire du patin à glace sur mon lac, expliqua-t-il en entreprenant de les enfiler. Mais ça ne m’amusait pas. J’avais toujours peur que la glace ne cède. Maintenant, je pourrais patiner sur la terre ferme, sans danger.
— Mais rappelez-vous, lui dis-je non sans angoisse, ça ne marche qu’avec la molécule d’H2O. Si vous passez sur un espace de terre, ou des pavés à nu, votre apesanteur relative disparaîtra instantanément et vous vous ferez mal.
— Ne vous en faites pas, dit-il en se mettant sur ses pieds et en prenant son envol.
Je le regardai parcourir près d’un kilomètre à toute vitesse sur les étendues enneigées de son domaine, tandis que parvenait à mes oreilles un beuglement distant qui faisait à peu près : « À fond la caisse dans la neige en traîneauuuu à cheval… »
Il faut savoir que Septimus chante comme d’autres jouent au bonneteau, en essayant de deviner à chaque fois l’emplacement de la note sur la gamme. Et il n’a pas beaucoup de chance à ce jeu-là. Je me mis les mains sur les oreilles.
Il s’ensuivit ce que je crois avoir véritablement été le plus bel hiver de ma vie. Je le passai douillettement blotti au chaud, dans la maison, à boire, à manger comme un roi et à lire tout en spéculant avec une sinistre jubilation sur les frustrations de mes créanciers restés en ville.
Par la fenêtre, je voyais Septimus patiner inlassablement dans la neige. Il disait que ça lui faisait comme s’il était un oiseau et que ça lui procurait une jouissance à trois dimensions comme il n’en avait jamais connue. Enfin, chacun son truc, hein.
Je l’avais prévenu qu’il ne fallait pas qu’on le voie.
— Vous me mettriez en délicatesse avec la CIA, lui avais-je dit, car on n’apprécierait sûrement pas en haut lieu cette initiative individuelle. Mais ce n’est pas tant pour moi que je m’inquiète ; pour quelqu’un comme moi, la science passe avant tout. Ce qu’il y a surtout, c’est que si on vous voyait glisser sur la neige comme vous faites, vous deviendriez un objet de curiosité et des douzaines de journaleux se mettraient à grouiller autour de vous. Ça viendrait aux oreilles de la CIA, et vous devriez subir des expériences avec des centaines de chercheurs et de militaires qui vous planteraient des banderilles dans le corps. Vous n’auriez plus une minute de tranquillité. Vous deviendriez une gloire nationale et vous seriez constamment à la merci de milliers de gens qui ne vous lâcheraient plus le coude.
À cette perspective, Septimus frissonna longuement ; je n’en attendais pas moins de cet amoureux de la solitude.
— Mais, dit-il enfin, comment voulez-vous que je fasse pour aller aux provisions lorsque je serai prisonnier de la neige ? Au fond, c’était le but premier de cette expérience.
— Je suis sûr, dis-je, que les camions arriveront presque toujours à venir jusqu’ici, mais vous pourriez faire des stocks suffisants pour les jours où il ne leur sera véritablement pas possible de faire la route. Et maintenant, si vous avez urgemment besoin de quelque chose lorsque vous serez vraiment enneigé, voici ce que je vous suggère : rapprochez-vous de la ville, en veillant à ce que personne ne vous voie – on peut, au demeurant, imaginer que les populations ne se bousculeront pas au-dehors à ce moment-là – puis retrouvez votre poids, traînez-vous sur les derniers mètres et prenez l’air épuisé. Achetez ce qu’il vous faut, refaites quelques mètres à plat ventre – ce n’est qu’une image – et décollez à nouveau. Vu ?
En fait, ce ne fut pas nécessaire une seule fois de tout l’hiver. Je savais depuis le début qu’il avait dramatisé la gravité de la situation. Et personne ne le vit jamais « patiner » non plus, d’ailleurs.
Septimus ne s’en lassait pas. Vous auriez dû voir sa tête lorsque la neige cessait de tomber plus de huit jours ou que la température s’élevait au-dessus de zéro. Vous n’imaginez pas comme il avait peur pour la couche de neige.
Quel merveilleux hiver ! Quelle tragédie que c’eût dû être le seul…
Que se passa-t-il ? Eh bien, je vais vous le dire. Vous vous rappelez les paroles de Roméo, juste avant de plonger dix pouces d’acier de Tolède dans sa chère Juliette ? Sûrement pas, alors je vais vous les remettre en mémoire. Il a dit : « Kein Frau, kein Krieg ».
L’automne suivant, Septimus fit la connaissance d’une femme, une certaine Mercedes Gumm. Des femmes, il en avait rencontré quelques-unes ; il ne vivait pas précisément comme un moine. Mais il ne leur avait jamais réservé une grande place dans son existence. Une brève période d’approche, d’idylle et de ferveur, puis il les renvoyait à l’oubli, et elles en avaient autant à son service. Rien que de très normal dans tout cela. Après tout, j’ai moi-même, personnellement et en ce qui me concerne, été férocement poursuivi par plus d’une jeune femme, et je n’y ai jamais vu le moindre inconvénient, alors même qu’il arriva un certain nombre de fois qu’elles parviennent à m’acculer et à me forcer à… Mais je m’égare.
Septimus vint me voir de la plus méchante humeur.
— Je l’aime, George, dit-il. J’en suis dingue. C’est l’alpha et l’oméga de mon existence.
— Parfait, dis-je. Vous avez mon autorisation de la fréquenter un moment.
— Merci bien, George, répondit Septimus d’un ton sinistre. Maintenant, ce que je voudrais, c’est son autorisation à elle. Je ne sais pas pourquoi, mais elle ne donne pas l’impression d’éprouver une sympathie délirante pour ma personne.
— Bizarre autant qu’étrange. Vous remportez ordinairement un certain succès auprès des femmes. Après tout, vous êtes riche, musclé, et pas plus vilain que la majorité de vos contemporains.
— Je crois que c’est la question des muscles, fit Septimus. Elle me prend pour un pithécanthrope.
Là, je devais rendre hommage à la perspicacité de Miss Gumm. Septimus, pour parler par euphémisme, était un pithécanthrope. Mais je crus préférable, compte tenu de cette affaire de biceps grouillant sous les manches de son veston, de ne pas lui faire connaitre mon évaluation de la situation.
— Elle dit que ce qu’elle admire chez les hommes, ce n’est pas le physique, poursuivit-il. Elle veut que l’on soit attentionné avec elle et elle aime les types intellectuels, sensibles et rationnels, portés à la philosophie et toutes sortes de choses du même tonneau. Elle dit que je ne suis rien de tout cela.
— Vous lui avez dit que vous écriviez des romans ?
— Bien sûr que je le lui ai dit. Et elle en a lu quelques-uns, d’ailleurs. Mais vous savez comment c’est, George, ils ont tendance à parler de joueurs de football, et elle dit que c’est répugnant.
— J’en déduis que ce n’est pas une grande sportive.
— Certes non. Elle nage (ceci avec une grimace, résurgence probable de sa résurrection au bouche-à-bouche à l’âge tendre de trois ans), et ce n’est pas fait pour arranger les choses.
— Dans ce cas, oubliez-la, Septimus, dis-je pour le consoler. Les femmes, ça va, ça vient. Elles sont toutes pareilles. Une de perdue, dix de retrouvées, un clou chasse l’autre, il n’y a pas qu’un poisson dans la mer, sans compter que toute marmite trouve son couvercle et toutes ces sortes de choses.
J’aurais pu continuer longtemps sur ma lancée, mais il semblait m’écouter avec un agacement croissant, et qui aurait envie d’irriter un pithécanthrope, je vous le demande.
— George, fit, Septimus. Vous m’offensez gravement par vos dispositions d’esprit. En ce qui me concerne, il n’y a qu’une femme au monde : Mercedes. Je ne pourrais vivre sans elle. Nous sommes consubstantiellement liés, elle et moi : elle est l’air de mes poumons, les battements de mon cœur, la prunelle de mes yeux, les vagues de mon âme.
Il n’en finissait plus, et il ne donnait pas l’impression de s’inquiéter de savoir si ses dispositions d’esprit m’offensaient gravement, moi.
— Je ne vois donc pas d’autre moyen d’en sortir que de faire allusion au mariage, dit-il enfin.
Ces mots sonnaient comme le glas de l’enfer pour moi. Je savais exactement ce qu’il en résulterait. Dès qu’ils seraient mariés, ce serait la fin des plaisirs élyséens en ce qui me concernait. Je ne sais pas à quoi ça tient, mais c’est un point sur lequel les jeunes épouses se montrent toujours intraitables : les amis célibataires doivent abandonner le terrain. Je ne serais plus jamais invité dans la maison de campagne de Septimus.
— Vous ne pouvez pas faire ça, dis-je, consterné.
— Oh, j’admets que le remède peut sembler excessif, mais je crois que je pourrais le supporter. J’ai échafaudé un plan. Mercedes pense peut-être que je suis un pithécanthrope, mais je ne suis pas complètement ignare. Je l’inviterai dans ma maison de campagne au début de l’hiver. Là, dans la paix et la quiétude de mon Éden, elle sentira son être s’épanouir et en viendra à prendre conscience de la véritable beauté de mon âme.
Ce qui, songeai-je, était beaucoup espérer du Paradis même, mais je n’étais pas censé lui exprimer l’intégralité de ma pensée.
— Vous n’avez pas l’intention de lui dire que vous pouvez patiner sur la neige, non ?
— Non, non, dit-il. Pas avant que nous ne soyons mariés.
— Même.
— C’est stupide, George, répondit Septimus d’un ton sévère. Une épouse est un autre soi-même. On peut confier les secrets les plus intimes de son âme à sa femme. Une conjointe…
Il s’étendit à nouveau indéfiniment sur le sujet, et je ne pus que dire faiblement :
— La CIA ne va pas aimer ça.
Il fit sur la CIA un bref commentaire d’une teneur que les Russes auraient chaleureusement approuvée. (Cuba et le Nicaragua aussi.)
— D’une manière ou d’une autre, j’arriverai à la convaincre de venir avec moi début décembre, dit-il. J’espère que vous comprendrez, George, que nous prévoyons d’y allez tous les deux, tout seuls. Je sais que vous aurez à cœur de ne pas interférer avec les opportunités romantiques susceptibles d’advenir entre Mercedes et moi, dans la solitude paisible de la nature. Le magnétisme du silence, le temps qui passe lentement nous rapprocheront sûrement.
Je reconnus la citation, bien sûr. C’est ce que disait Macbeth, juste avant de plonger une lame de dix centimètres dans l’anatomie de Duncan, mais je me contentai de braquer sur Septimus un regard glacial et digne. Et un mois plus tard, en effet, Miss Gumm accompagnait Septimus à la campagne, à ma place.
Je n’assistai pas aux événements qui se déroulèrent à la maison de campagne. Tout ce que j’en sais, c’est de la bouche de Septimus que je le tiens, mais si je ne puis répondre de la teneur exacte de ses propos, j’en garantis l’esprit.
Miss Gumm était une vraie nageuse, mais Septimus, qui éprouvait une insurmontable aversion pour cette distraction particulière, ne posa pas de questions à ce sujet. Pas plus que Miss Gumm n’éprouva apparemment la nécessité de fournir des détails à un pithécanthrope en bonne et due forme. C’est ainsi que Septimus ne découvrit jamais que Miss Gumm faisait partie de ces malades qui adorent enfiler des maillots de bain au beau milieu de l’hiver, casser la glace des lacs dans les petits matins blêmes et plonger dans les eaux glacées pour prendre toutes sortes de bains aussi sains que revigorants.
Ainsi donc, par un certain matin brillant de givre, tandis que Septimus dormait du sommeil sonore des pithécanthropes, Miss Gumm se leva-t-elle pour revêtir costume de bain, peignoir éponge et chaussures de tennis, et emprunter le chemin couvert de neige qui menait au lac. Le bord était déjà couvert d’une pellicule de glace, mais pas le milieu, et retirant son peignoir et ses chaussures de tennis, elle plongea dans l’eau glacée avec toutes les apparences de la volupté.
Septimus s’éveilla sur ces entrefaites et, avec le bel instinct de l’amant, comprit à l’instant que sa bien-aimée Mercedes n’était plus à ses côtés. Il explora les moindres recoins de la maison en l’appelant sur tous les tons. Trouvant ses vêtements et autres objets personnels dans sa chambre, il se convainquit que l’adorée n’était pas subrepticement repartie pour la ville, ainsi qu’il l’avait tout d’abord redouté. Elle devait donc être dehors.
Il glissa précipitamment ses pieds nus dans les bottes, enfila son plus gros manteau sur son pyjama et se précipita à l’extérieur en criant son nom.
Ayant entendu ses beuglements (et comment faire autrement ?), Miss Gumm agita les bras comme une folle dans sa direction en hurlant : « Par ici, Sep, par ici. »
La suite, je vous la raconte avec les propres mots de Septimus, et voici ce qu’il me dit :
— J’avais cru entendre “À l’aide ! À l’aide ! Au secours !” Et j’en étais tout naturellement arrivé à la conclusion que mon unique aimée, s’étant aventurée sur la glace dans un moment de folie, était tombée dans le lac. Comment aurait-il pu me venir à l’idée qu’elle s’était volontairement jetée dans l’eau glacée ?
Mon amour pour elle était tel, George, que je décidai instantanément de braver l’eau que je redoutais habituellement – surtout l’eau glacée – pour venir à son secours. Enfin, peut-être pas instantanément, mais en toute franchise, cela ne me prit pas plus de deux minutes, trois au grand maximum.
Je criai donc : “J’arrive, mon amour, ma chérie adorée. Garde la tête au-dessus de l’eau !” Et je m’élançai. Je n’allais pas marcher jusqu’à elle dans la neige. Je pensais que je n’en avais pas le temps. Je diminuai mon poids tout en courant, puis j’amorçai une magnifique glissade, tout droit à travers l’étendue couverte de neige, en direction de la glace qui bordait le tour du lac, et directement dans l’eau dans laquelle je tombai avec un horrible plongeon.
Vous savez que je ne sais pas nager et que j’ai vraiment une peur mortelle de l’eau. En plus, mes bottes et mon manteau m’attiraient inexorablement vers le fond, et je me serais sûrement noyé si Mercedes ne m’avait pas sauvé.
On aurait pu penser que le romantisme de ce sauvetage allait nous rapprocher, nous souder l’un à l’autre, eh bien…
Septimus secoua la tête ; il y avait des larmes dans ses yeux.
— Ça ne s’est pas passé comme ça. Elle était furieuse. “Espèce d’abruti ! hurla-t-elle. Comment avez-vous pu plonger dans l’eau avec votre manteau et vos bottes, alors que vous ne savez même pas nager ! Qu’est-ce que vous imaginiez ? Vous savez le mal que j’ai eu à vous tirer du lac ? Et vous aviez tellement peur que vous m’avez flanqué un coup sur la mâchoire. J’en suis encore toute endolorie.”
» Elle a fait ses paquets et elle est partie, furieuse. Je suis resté tout seul avec quelque chose qui a très vite tourné au mauvais rhume, et dont je ne suis pas encore complètement remis. Je ne l’ai plus jamais revue ; elle ne répond pas à mes lettres. Elle ne décroche même plus le téléphone quand c’est moi qui appelle. Ma vie est fichue, George.
— Dites-moi, Septimus, juste par curiosité, demandai-je. Pourquoi vous êtes-vous jeté à l’eau ? Pourquoi n’êtes-vous pas sagement resté au bord du lac, ou aussi loin sur la glace que possible ? Vous auriez alors pu lui tendre un long bâton, ou lui lancer une corde si vous en aviez une ?
Septimus leva sur moi un regard chagrin.
— Je n’avais pas l’intention de me jeter dans le lac. Je pensais plutôt glisser à la surface.
— Glisser à la surface ? Mais ne vous avais-je pas dit que votre apesanteur ne fonctionnait que sur la neige ? Le regard de Septimus était maintenant féroce.
— C’est bien ça. Vous m’aviez dit que ça marchait sur H2O. Ça veut bien dire l’eau, non ?
Il avait raison. Seulement H2O faisait plus scientifique, et il fallait bien que je soigne mes grands airs de savant Cosinus.
— Mais je voulais parler de H2O solidifié.
— Peut-être, mais vous n’avez pas dit H2O solidifié, reprit-il en se levant lentement avec, dans les yeux, des lueurs orange pas rassurantes du tout, et ce qui me sembla l’intention clairement arrêtée de m’arracher les membres.
Je ne m’attardai pas pour vérifier la justesse de mes intuitions. Je ne l’ai plus jamais revu. Pas plus que son paradis à la campagne. Je crois qu’il vit dans une île des mers du Sud, maintenant. Surtout – mais ça, c’est une impression personnelle – parce qu’il ne veut plus jamais voir un flocon de neige ou un cristal de glace de sa vie.
Comme on dit : « Kein Frau, kein Krieg. » Sauf que, maintenant que j’y pense, c’est peut-être Hamlet qui disait ça juste au moment de plonger dix centimètres d’acier inoxydable dans Ophélie.
George laissa échapper des profondeurs de ce qu’il considère comme son âme un soupir agrémenté de violents remugles alcooliques et ajouta :
— Mais ils vont bientôt fermer. Il vaudrait mieux que nous y allions. Vous avez payé l’addition ?
C’était fâcheux mais, oui, j’avais payé.
— Vous ne pourriez pas me prêter un billet de cinq dollars pour rentrer chez moi, tant que vous y êtes ?
Eh oui, je pouvais. Ce qui était encore plus fâcheux.